Commençons par une devinette : quel pays possède l’un des PIB/hab les plus bas d’Europe, et le pourcentage de Mercedes parmi les plus élevé au monde ? (Petite précision tout de même, le contingent de Mercedes en question est en grande majorité composé de modèles des années 80 qui ont déjà bien roulé leur bosse). Gagné: c’est bien l’Albanie, pays de contraste s’il en est, que nous découvrons avec curiosité et enthousiasme en ce début juillet.

Chaque passage de frontière met nos sens en alerte maximale, guettant nouveautés et détails singuliers qui distinguent ce nouveau pays du voisin. Ici, pas de doute, nous descendons une marche par rapport au Monténégro. Des gens travaillent à la main dans les champs, quelques charrettes à cheval circulent encore, les maisons sont souvent inachevées, et la pauvre rivière Buna, aux rives parsemées de détritus et autres sacs plastiques fait les frais de la négligence des hommes.

Installés à l’Eco Social Farm, nous prenons une journée pour faire un peu de logistique et visiter Shkodër, la grande ville du nord. Surprise, Shkodër est une ville cycliste où la population de tous âges se déplace massivement sur deux roues pour vaquer à ses occupations. Flambants neufs ou vieux clous, les vélos sont partout, y compris à contresens sur les grands axes. Passés les faubourg sales et bruyants à la circulation chaotique, un joli (mais petit) centre ville piéton au charme désuet nous accueille. Façades colorées aux allures de décor de cinéma, ambiance sympa, terrasses animées et restaurants appétissants nous attendent. On y découvre également l’influence de l’Italie sur la région (langue parlée par les vieux, produits importés,…). Une évidence lorsque l’on ouvre une carte : le talon de la botte est à moins de 150 km de la côte albanaise.

Alors que le ciel ne présentait aucune menace ce matin, et que nous avons laissé la tente à 7 km d’ici sans double toit pour rester au frais, un orage diluvien éclate soudainement et arrose toute la ville. Aucun moyen de joindre qui que ce soit sur place, on imagine déjà l’état de nos duvets (en plumes) et la séance de séchage à suivre…Des vrais débutants ! Heureusement, Jan, un jeune cyclo allemand, prend l’initiative de farfouiller dans notre tente pour y trouver le double toit et les sardines, et monter le tout en un tournemain. Encore MERCI Jan, d’avoir sauvé notre nuit !

Les orages continueront à déverser des quantités d’eau insensées toute la soirée et une bonne partie de la nuit. Cette fois, plus de doute, notre tente est bien 100% étanche…Ouf ! La soirée se termine à la bougie pour cause de coupure d’électricité. L’occasion d’une petite jam session très chouette avec la petite équipe de cyclos.

Notre parcours initial prévoyait de traverser l’Albanie assez rapidement pour rejoindre la Macédoine du Nord. Mais nos échanges avec les voyageurs croisés sur la route, confirmés par nos premières impressions, nous incitent à entortiller quelque peu notre fil tendu vers Istanbul pour prendre le temps de mieux faire connaissance avec le pays.

Nous nous mettons donc en route pour rallier Tirana par les montagnes du Nord-Est en une grande boucle de cinq jours (il faut une journée par la route directe) qui s’annoncent assez sportifs. Kira et Jan ont choisi le même itinéraire, le courant passe bien, nous partons ensemble en ce 2 juillet et formons la ”Tirana Team”.

A Koman, le ferry a remplacé la route depuis que la vallée de la Drina a été transformée en lac par les barrages hydroélectriques. L’occasion d’une magnifique traversée jusqu’à Fierzë sur un vieux rafiot transportant les voyageurs de tous poils : vans, motards, cyclistes, randonneurs. Dommage que l’eau si bleue soit ornée de tant de bouteilles en plastique.

Notre parcours se perd rapidement dans les montagnes en direction de l’extrême Sud des Alpes Dinariques qui nous accompagnent depuis la Slovénie. Jamais depuis de notre départ de France, nous n’avons eu autant de 👍, et de coups de klaxon d’encouragement. Les albanais jouent un peu les as du volant, mais sont décidément très amicaux.

La lecture de quelques panneaux jalonnant le bord de la route renvoie de vagues analogies aux langues latines, et laisse espérer que l’albanais sera décryptable. Mais les ”garazh”, ”lavazh” (les albanais passent leur temps à laver leurs voitures !), ”toalet”, et autres ”bizuteri”, laissent rapidement place à une langue aussi déroutante qu’incompréhensible, douchant ainsi nos espoirs d’en comprendre quelque mot. Le langage corporel de nos interlocuteurs pas toujours facile à décoder ne nous aidera pas plus !

Pour commencer Albanie se dit ”Shqipëria” (prononcer chtchipé-ria – littéralement : «le pays des aigles»), et il faut pas moins de cinq syllabes pour dire merci (”faleminderit”) ! Sur une idée transmise de bouche de cyclo à oreille de cyclo (merci Bertrand !), Jérôme se fait un petit pense-bête de mots courants et de phrases toutes faites, bien en évidence sur la sacoche de guidon. Ça permet de réviser pendant des heures en roulant, et ça produit son petit effet lorsqu’on entame une conversation en lançant un «Përshëndetje, emri im është Jérôme. Kemi ardhur nga Parisi me biçikletë.» !

Les jours qui s’enchaînent ensuite nous mènent de cols en vallées, sur des routes quasi-désertes, dans des campagnes et bourgs peu fréquentés par les touristes. Des paysages d’une beauté admirable, qui ravissent la Tirana Team, dont la complicité se renforce chaque jour.

Malgré cette bonne humeur générale, une atmosphère quelque peu inconfortable s’installe alors que nous progressons dans les montagnes : des villages peu soignés, une froideur, voire défiance, inhabituelle affichée par certains habitants, l’invisibilité des femmes et des fillettes, alors que quelques garçons jouent les gros bras lançant à Kira et Cécé des ”Hey baby” ou ”Fuck you”…

Comment expliquer cette dureté à Kukës, Peshkopi, ou dans les villages avoisinants, alors que les albanais nous sont apparus si avenants et bienveillants jusqu’ici ? Notre guide à Berat (plus au sud), nous donnera sa vision: la loi du Kanun qui sévit encore dans le Nord-Est du pays mène la vie dure aux habitants. Ce code coutumier médiéval, enjoint en particulier à se faire justice soi-même en lavant un meurtre perpétré sur un membre de sa famille par la « reprise du sang » : en tuant donc un membre de la famille adverse (n’importe quel homme adulte même s’il n’a rien à voir avec l’affaire en question), qui, à son tour, doit laver son honneur en reprenant le sang de la famille d’en face, etc…, etc… Une sorte de vendetta sans fin à l’albanaise qui conduit des familles entières à fuir où à vivre recluses durant des années en craignant le meurtre de l’un des siens. Parce qu’heureusement le Kanun a pensé à tout : on n’a pas le droit de tuer à l’intérieur de la maison. C’est un peu comme quand on joue à chat…

Ce petit défi physique de 5 jours, 450 km et 7400 m de D+, sous 35 degrés, au cours duquel nous avons passé la barre des 4.000 km, sera relevé haut la main par notre petite équipe qui se sépare à Tirana autour d’un verre. Kira et Jan, moins de trente ans, triathlètes, flattent notre ego en nous baptisant les «french machines » après ces quelques étapes partagées. Chacun reprend sa route : eux vers la Grèce, nous vers le Sud, puis la Macédoine. Rendez-vous à Istanbul début août ?

Nous abordons la capitale avec des points d’interrogation plein la tête. Qu’attendre d’une ville qui a été le siège de l’une des dictatures les plus invraisemblables et les plus sévères du 20ème siècle ? Une dictature qui a mis en place une politique de fermeture et d’isolement comparable à la Corée du Nord aujourd’hui ? Une dictature qui s’était proclamée premier état athée au monde, interdisant les religions, persécutant les croyants, détruisant ou convertissant les lieux de culte ? Une dictature qui avait conduit en 1990 à faire de son pays le plus pauvre d’Europe ? Quel visage va présenter cette ville à peine 30 ans après son entrée dans le monde libre ?

Il faut s’y balader pour ressentir l’effervescence et l’énergie des albanais à rattraper le temps perdu. Malgré l’émigration massive qui a suivi la chute du régime communiste (estimée à 1 million de personnes entre 1990 et 2005, sur 3,3 millions d’habitants), Tirana est jeune, pleine de vie et…en chantier. Les bars bondés du quartier de Blloku, autrefois réservés aux dignitaires du régime, résonnent de musique et de tintements de verres jusque tard dans la nuit. Autour de la place Skanderbeg aux dimensions staliniennes récemment piétonnisée, se joue un festival d’architecture moderne internationale en cours de construction. Les espaces publics se requalifient également : des places, des pistes cyclables…ces nouveaux aménagements se tissent dans le bric à brac des ruelles anciennes aux bâtiments décrépis. Intéressant à observer pour nos yeux affûtés !

Pour mieux comprendre ce sombre passé, nous visitons le bunker secret du dictateur Enver Hoxa qui a terrorisé son pays de 1945 à 1985, et le siège de la Sigurimi (l’équivalent de la Stasi en RDA), transformés en musées à la mémoire des victimes de ces années noires. Des visites qui font froid dans le dos. Elles racontent l’espionnage généralisé, la discrimination, la torture, les camps de travails et de concentration…. Elles disent aussi la folie d’un régime qui avait construit dans un pays grand comme la Bretagne, 170.000 bunkers destinés à protéger la population contre une invasion imaginaire via un voisin grec, italien ou yougoslave.

Tirana sera donc une halte instructive et reposante, agrémentée de poivrons farcis, légumes grillés, moussaka, pita, et autres glaces, posés dans un appartement climatisé, avant de repartir à la découverte du Sud sous une chaleur toujours plus pesante. Au passage, à la moitié du voyage, la guitare ayant trop peu quitté son étui, Jérôme décide de s’en délester. Un petit tour dans un magasin de musique et l’affaire est conclue en cinq minutes avec un jeune anglais qui passait par là !

Notre route pour Berat, une des vieilles villes ottomanes du pays, traverse les plaines fertiles qui regorgent de légumes, céréales et autres fruitiers, mêlées aux champs pétrolifères qui empestent le gaz. Réservoirs rouillés, derricks déglingués, installations hors d’âge dont on se demande si elles sont à l’abandon où si elles produisent encore de l’or noir. Bon appétit !

Cette étape sera marquée par notre première crevaison : elle est pour Jérôme. Après plus de 4.000 km. On peut tirer un coup de chapeau à nos pneus Schwalbe Marathon Plus Tour (attention, placement de produit ! ;-)). Une valeur sûre pour les voyageurs. Loi des séries, la seconde surviendra deux jours plus tard pour Cécé.

Journée dédiée à la visite de la « ville aux mille fenêtres »: ses mosquées restées intactes durant la dictature, ses ruelles, son château. Cécé nous a déniché une chouette guest house dans la citadelle. Seul hic, elle est tout là haut, perchée à 200m au-dessus de la vallée de l’Osum ! Une montée de plus d’un kilomètre en gros pavés disjoints à plus de 15% sous un soleil de plomb. Sympa le jour de pause ! Heureusement la vieille maison de Freddy et Nina, offre une terrasse fraîche et une vue imprenable sur la vallée et le mont Tomori.

Dans ce pays à majorité musulmane, la religion ne semble pas être un sujet. Mosquées et églises chrétiennes cohabitent jusque dans les petits villages. Pas de voile, les jeunes filles sont habillées à la mode occidentale, et on entend à peine le muezzin chanter. D’ailleurs, le raki coule à flot. Cette eau de vie (de raisins, de pommes selon les pays) est proposée systématiquement en fin de repas…ou en début, ou au petit déjeuner, dès qu’on s’installe en fait ! Chaque famille fait sa distillation maison. 55 degrés…ça pique !

En amont de Berat, l’Osum s’est frayé un chemin au milieu des montagnes dans un canyon abrupt que nous découvrons dans la lumière du soir. Il fait maintenant tellement chaud que nous décollons à l’aube et ne roulons plus entre 13h et 17h. Nous nous réfugions alors à l’ombre des arbres pour laisser passer les morsures du soleil et achevons nos étapes lorsqu’il décline pour de bon. Cet horaire spécial canicule nous permet de profiter des belles lumières du lever et du coucher du soleil.

En début de soirée, le canyon s’élargit et laisse place à une plage qui nous attend pour une délicieuse baignade. Nous y plantons notre tente à la nuit tombante dans le coassement des grenouilles.

La route qui mène ensuite à Permët est incertaine. La dernière section de 25km n’est pas revêtue, et semble exclusivement praticable par les 4×4. Quid pour des vélos chargés ? Les alertes émises sur les réseaux par Guus et Jill qui sont passés la veille, sont peu rassurantes : « it’s not even a road », « even your soul will be shaked ». Bref, ils en ont bavé ! Qu’à cela ne tienne, on se lance à 6h30 dans la grimpette de 600 m pour bénéficier d’un peu de fraîcheur et d’ombre.

C’est costaud ! On est plutôt sur un terrain de VTT, mais c’est ”ridable” comme on dit (seulement quelques pieds à terre ou poussages ponctuels pour franchir des raidillons trop pierreux), et tellement beau et perdu que nous n’aurions pas voulu manquer ce spectacle. Le café de Zuhjina, en plein air, en bord de piste, nous attend deux kilomètres avant le sommet pour une bonne pause et un petit déjeuner reconstituant. A 10h30 l’affaire est pliée et on est aux anges.

Les sept premiers kilomètres de descente sont très, très cassants. Sur les freins, à se faire secouer dans tous les sens. Jérôme a peur pour les vélos, les sacoches, mais le tout tient le choc jusqu’à la piste principale un peu après Raban, plus roulante, et la baignade réconfort dans un jacuzzi naturel de rêve.

Il nous reste deux jours pour profiter des superbes montagnes sud-albanaises. Sur des routes toujours aussi perdues et défoncées, ou en travaux non achevés. Nous longeons, frôlons même, la frontière grecque pour rejoindre Korčë. Hé oui, c’est la Grèce là, juste de l’autre côté. Ça commence à faire sérieusement loin de la maison !

Nous achèverons ce grand S albanais par notre première section plate et circulée, traduisez ennuyeuse, depuis dix jours. Nous croquons ces 40 km jusqu’à Pogradec le nez dans le guidon sous une chaleur étouffante pour plonger dans le lac d’Orhid, à la frontière de la Macédoine du Nord. A la nuit tombée sur la croisette locale l’air est doux, c’est le mois de juillet, les familles, les couples, et les bandes de potes déambulent en buvant des bières ou en mangeant des glaces, les restaurants sont bondés, un groupe reprend Bella Ciao : Un Samedi Soir Sur La Terre…