Nous prenons nos quartiers dans un chouette appartement à 300 m de la tour Galata dans une rue calme et ombragée, animée de commerces tendance : vintages et bobo. C’est Byzance !

Après ces semaines passées à pédaler le plus souvent loin de tout, nous nous mêlons pour une petite semaine, à l’agitation, au bruit et à la pollution de l’une des agglomérations les plus peuplées d’Europe. Réacclimatation pas facile. Les touristes, dont nous grossissons les rangs, l’envahissent pour admirer ses merveilles, de Sainte-Sophie à la mosquée bleue en passant par le palais de Topkapi, pour arpenter la méga rue piétonne commerçante Istikal qui donne le mal de mer de la tour Galata à la place Taksim, ou encore pour dénicher la plus jolie chinoiserie dans le grand bazar.

Nous y partageons de chaleureux moments avec Alexandre, un ami de la famille franco-turc venu entreprendre (et réussir) dans l’hôtellerie dans cette « petite New York », selon ses mots. Merci encore Alex pour ce petit déjeuner d’exception à la terrasse de l’hôtel George et sa vue imprenable sur le Bosphore. Istanbul est aussi le lieu de joyeuses retrouvailles avec Kira et Jan, et de rencontres avec les collègues cyclos croisés virtuellement sur les réseaux. Tous ont convergé ici, plaque tournante entre l’Europe et l’Asie, avant de poursuivre l’aventure ou de rentrer à la maison. Ils sont allemands, anglais, irlandais, italiens, américains ou polonais. Nous partageons sans retenue des morceaux de nos vies, et rions des anecdotes et déboires de nos chemins respectifs. Souvenirs d’une heureuse soirée cosmopolite partagée avec une bande de (beaucoup) plus jeunes que nous. Ce soir on fête les 28 ans de Jacek dans les bars de Kadiköy, sur la rive asiatique.

Nous avions réussi avec mention notre examen d’entrée dans Istanbul à vélo. N’ayant plus rien à nous prouver en matière de circulation urbaine dense, nous choisissons de nous en évader par la mer en traversant celle de Marmara jusqu’à Mudanya. Deux heures de ferry nous exonèrent d’une centaine de kilomètres de pédalage sur d’inévitables grands axes surchargés. Nous voici télétransportés en Asie mineure.

Nous visons la côte sud-ouest pour rendre visite à la mer Egée avant la grande traversée continentale de l’Anatolie qui nous mènera en Géorgie. Une semaine de liaison aux routes un peu fastidieuses, bordées d’oliviers et de figuiers, de tomates et de poivrons. Paysages souvent monotones, asphalte large et surchauffé, campagnes dépotoirs, conduisent à rouler en mode besogneux et à décompter les kilomètres. Par chance le meltem qui souffle du nord pose sa main sur notre épaule et nous donne des ailes.

Une semaine surtout marquée par l’hospitalité et des rencontres mémorables. À Basköy, la municipalité accueille gratuitement les cyclos voyageurs dans son gîte d’étape. A Balikesir, Bariş, ex-soldat et comptable à la mairie, qui rêve d’Allemagne pour sa famille, nous offre le gîte et le couvert. A Soma, Birçan, admirable de positivisme et d’énergie devant les malheurs qui ont jalonnés sa vie, nous prend sous son aile dans son bel appartement du centre ville, joue la couturière pour Cécé, et nous prépare des repas d’exception. A Tire, le TIBIT, club cycliste local, se met en quatre à l’annonce de notre arrivée : 

  • accueil par Burçu « madame réseaux sociaux » du club et son indéfectible bonne humeur,
  • douche et apéro chez Melih, addict aux voyages et aux sports de nature, retraité de 47 ans à la faveur d’une loi miraculeuse passée six mois avant les dernières élections, et abolissant l’âge légal de départ,
  • invitation à dîner par Zeinep, originaire de la région Kurde, jeune femme moderne et épanouie, ingénieure dans les mines de charbon, propriétaire de son appartement qui, contrairement à ses frères et sœurs, a choisi de ne pas émigrer en Europe parce qu’elle se sent heureuse et croit en la réussite dans son pays,
  • et enfin, nuit chez Feran qui n’est pas chez elle ce soir mais laisse, comme si de rien n’était, les clefs de son appartement à deux parfaits inconnus.

Cerise sur le gâteau, Burçu concocte par messagerie interposée une interview dans le journal local qui consacrera un petit article un peu romancé à ces deux français qui font le « tour du monde » à vélo pour leur « 12ème anniversaire de mariage » ! On n’en revient toujours pas.

La mer n’est plus qu’à une cinquantaine de kilomètres mais avant de faire plouf, un détour par la cité tri-millénaire d’Ephèse s’impose. Magnifiquement conservée, elle invite à déambuler du forum au théâtre, de la bibliothèque aux thermes, en imaginant l’agitation qui pouvait régner dans l’un de ports les plus importants de l’antiquité lorsqu’il abritait plus de 250.000 âmes.

Pour ce qui est du temple d’Artemis, une des sept merveilles du monde ancien, il faut un peu plus d’imagination devant l’unique colonne encore debout, sur les 127 qui formaient le péristyle de cet ouvrage aux dimensions impressionnantes : 115 x 55 m. Un terrain de football !

Durant quelques jours, nous jouons à saute-mouton avec le relief côtier à la recherche des petites routes protégées du trafic des vacanciers. Kuşadasi, Bodrum, Datça, Marmaris, de crique en plage, de baie en port, nous enchaînons points de vue magnifiques, baignades, et flâneries touristiques dans ces stations balnéaires encore très fréquentées à la mi-août. Malheureusement la fraîcheur maritime espérée n’est pas vraiment au rendez-vous. On roule dans un hammam à ciel ouvert. L’équation est simple : (37 degrés le jour + 25 la nuit) x 80% d’humidité = des litres et des litres de sueur perdus. On dégouline comme jamais.

Tracer son itinéraire à vélo en Turquie est un exercice délicat auquel nous nous aguerrissons un peu plus chaque jour. En effet, une grande partie du réseau secondaire a été recalibré en voies express. Elles sont praticables à vélo (sur la bande d’arrêt d’urgence) dans de bonnes conditions de sécurité, mais y rouler reste assez désagréable, et surtout très loin de l’idée que nous nous faisons de cette balade le nez au vent. Le réseau tertiaire, quant à lui, est peu dense et conduit souvent à des détours aberrants. Nous recherchons donc le judicieux compromis entre progression et vadrouille, entre kilométrage et promenade, pour suivre à la fin les conseils de Sanseverino qui nous entraine dans les côtes à son tempo de folie :

« Pour aller à la Préfecture, prends la route numéro trois. Tu suis la file des voitures, et tu t’en vas tout droit, tout droit. C’est un billard, c’est une piste, pas un arbre, pas une fleur. Comme c’est beau, comme c’est triste, tu feras du cent trente à l’heure. Mais moi, ces routes goudronnées, toutes ces routes me dégoûtent. Si vous m’aimez, venez, venez, venez chanter, venez flâner, et nous prendrons un raccourci : le petit chemin que voici… »

Il est temps de mettre fin à notre énième digression de cap, de recaler l’azimut sur 90 degrés, et de s’extraire de la côte pour aller trouver la tranquillité et la chaleur sèche du plateau d’Anatolie. De beaux dénivelés et un chapelet de lacs nous attendent jusqu’à Konya. Nous les égrenons un à un, par un enchaînement de petites routes magiques alternant montagnes et grands espaces. Nos premières véritables impressions de vastitude depuis le départ.

Neuf journées magnifiques de Marmaris à Konya pour découvrir tous les bleus de ces étendues immobiles alanguies au milieu des montagnes arides. Farniente sur les rives du lac Salda qui rivalise avec les Maldives, et baignades dans ses eaux bienfaitrices. Route éblouissante longeant le lac de Burdur. Camping sauvage au bord de celui d’Eğirdir. Mais aussi, des bivouacs dans un jardin public à Beyağaç ou sur les pentes d’un col à Yakaafşar, des routes désertes où nous poussons le volume de notre enceinte Bluetooth, des villages isolés, des litres de thé engloutis aux invitations reçues dès que nous mettons pied à terre.

Et sur notre route, toujours de belles rencontres au cours desquelles la Turquie se dévoile un peu plus. Senem, à Elmali, qui a décidé de vivre avec le minimum dans sa maison-cabane, mais nous offre une douche et un bout de jardin pour planter notre tente, et dont la maman nous régale de sa cuisine. Ali et Élif qui nous accueillent chaleureusement à Kuyuçak, capitale locale de la lavande, dans leur hôtel fermé la veille, et nous préparent un dîner de rois. Mustapha, responsable de l’association cyclo de Beyşehir qui nous attend avec des maillots du club et une nuit réservée dans un hôtel de la ville.

Grands espaces, nombreux bivouacs, sentiment d’isolement : le bon goût de l’aventure connu en Amérique du Sud renaît à nos papilles. Neuf journées dont nous souviendrons.

Nous atterrissons à Konya, qui a poussé à 1.000 m d’altitude sur des hectares et des hectares plats comme la main. Ville aérée, verte, vivante et moderne, nous y sommes même accueillis par un beau réseau de pistes cyclables. La capitale de l’empire Seldjoukide, qui précédât les Ottomans en Anatolie, offre au visiteur les trésors de son riche passé : mosquées, médersas, tombeau de Mevlana, bazar, superbement restaurés et mis en valeur, que l’on peut découvrir tranquillement, loin de la « pression touristique » d’Istanbul ou de la côte.

Burak, Hilal et leurs trois enfants nous reçoivent pour une petite halte et nous accueillent à bras ouverts. Quelle gentillesse, quelle générosité émane de cette jolie tribu qui parcourt la Turquie en camping-car, et rêve de voyage au long cours en Europe. Ils nous font partager leur quotidien en toute simplicité. Nous entrons grâce à eux dans la vie d’une famille turque pour constater une nouvelle fois que le monde est un village, et que nous partageons les mêmes craintes et aspirations.

Nous prévoyons quatre jours pour rallier le cœur de la Cappadoce par le chemin des écoliers. Il a l’avantage d’éviter les grands axes, autant que faire se peut, et de mettre sur notre route les premiers sites immanquables de la région.

Au sortir de Konya, nous sommes rattrapés par un « Hello, you have beautiful bikes ! » à l’accent bien français. C’est Mathieu, un cyclo trentenaire suisse, qui nous hèle. Il est parti seul de Fribourg il y a trois mois et est heureux de trouver un peu de compagnie. Le courant passe instantanément. Nous décidons donc de faire route ensemble jusqu’au lac Tuz Gölü. Une journée à papoter avec un Mathieu intéressant, enthousiaste et heureux de vivre. Nous ne voyons pas passer cette étape de plat de plus de 125 km qui nous mène à un spot de bivouac loin de tout sur les rives du lac salé.

Nous partagerons le voyage trois jours encore pour s’émerveiller ensemble devant les chefs d’œuvre sculptés par la nature et aménagés par les hommes, qui ornent la région. Le fruit de l’érosion du tuf volcanique très tendre a créé un paysage unique de canyons, cônes, pitons, et autres cheminées. Une aubaine pour les hommes qui s’en emparèrent pour s’abriter. Les hittites y terrassèrent des villes souterraines refuges, véritables labyrinthes sur une dizaine de niveaux, pouvant héberger plusieurs milliers de personnes tandis que les chrétiens y creusèrent d’émouvantes églises troglodytes bardées de fresques.

A Selime, Léo, un très jeune voyageur allemand de 19 ans parti de Munich, se joint à notre petit peloton qui roule en bon ordre face au vent à la découverte d’Ilhara, Derinkuyu, Kaymakli ou Ürgüp, pour débarquer enfin à Göreme, heureux d’en avoir déjà pris plein les yeux.

Ainsi qu’à chaque retour dans le tourisme « organisé », le cœur de la Cappadoce nous donne un peu le tournis. Les publicités des innombrables agences rivalisent d’affiches racoleuses pour aller faire un tour de quad ou de 4×4, un vol en ballon, une balade à cheval ou à moto. Les restaurants steak house, italiens, chinois ou thaïlandais proposent une nourriture internationale. Mais la haute saison est derrière nous et la petite ville de Göreme a retrouvé une affluence raisonnable.

Nous avons prévu ici un stop de quatre jours avant de repartir pour une Turquie de l’Est moins parcourue par les étrangers. Le bungalow ombragé et le jardin de l’hôtel Seven Rock, cerné par les cheminées de fées, est parfait pour recharger les batteries et assurer la petite logistique (lessive, mécanique, blog,…) dont nous avons besoin régulièrement.

Ce sera notre camp de base, pour découvrir à pied ou à vélo les « Pigeon », « Rose » ou « Love » vallées qui se défient dans un concours d’exubérance géologique. La réputation de la Cappadoce n’est pas usurpée, elle vaut vraiment le détour.

Bouquet final de ces promenades : le spectacle d’une féerie et d’une poésie absolues de la centaine de ballons qui s’élèvent chaque matin dans le ciel au lever du soleil.