Au départ de Kars, une journée de vélo sur le plateau pour admirer le lac de Çildir, une nuit de bivouac à 2.200 m sous la pluie, et une grosse centaine de kilomètres nous attendent pour rejoindre la Géorgie.

Au petit matin, nous remontons la file de cinq kilomètres de camions russes, kazakhs, azerbaïdjanais, iraniens, ou ouzbeks qui patientent jusqu’à parfois une semaine pour passer la douane. Les formalités sont heureusement plus rapides pour les insignifiants cyclonomades que nous sommes, et trente minutes plus tard nous voici au Gürcistan, le « pays des loups », comme disent les turcs.

Notre voyage à vitesse d’escargot au départ de la maison nous avait procuré la douce sensation des changements lents et progressifs. Les forêts vertes avaient patiemment laissé la place à la garrigue caillouteuse puis à la steppe jaunie. La cuisine avait tranquillement délaissé le cochon au profit du mouton, remplacé le poivre par le paprika, puis par le piment. Les églises catholiques étaient devenues orthodoxes, puis les mosquées s’y étaient mêlées, pour finalement régner sur tous les villages. Au fil des jours, des mois et des kilomètres, nous avions eu tout le temps pour nous acclimater, pour digérer ces nouveautés.

Mais l’entrée en Géorgie par ce coin perdu du petit Caucase nous saisit par surprise. Changement de décor et de culture radical. Nous voici propulsés au pays des soviets. Sir Paul Mc Cartney, aurait dit : « Back In The USSR ». Il faut dire que nous abordons le pays par une région d’altitude reculée, particulièrement pauvre et mal équipée.

La frontière franchie, plus une mosquée, plus une femme voilée, plus de pouces en l’air, plus d’invitations à boire le thé ou de questions pour savoir d’où l’on vient. Nous trouvons même difficilement un écho à nos sourires…

Plus de friandises dans les stations-service, mais des rayons de vodka impressionnants. On voit rouler des vieilles Lada, des camions Kamaz et des tracteurs antédiluviens. Le sol des maisons se couvre de véritable lino. Les villages défoncés et boueux dont seule l’artère principale est goudronnée ont des airs de far west, le soleil et la frime des cowboys en moins. Et ces absurdes conduites de gaz qui courent à deux mètres du sol au long des rues et les traversent en formant de magnifiques portiques rouillés…Même l’été a capitulé pour laisser la place à l’automne, ses brouillards et ses frimas !

Miso, qui nous reçoit dans sa guesthouse, nous explique qu’ici et jusqu’à Tsalka, on parle Arménien. Ses aïeux, comme tant d’autres, ont fui le génocide turc au début du 20ème siècle et sont désormais des géorgiens-arméniens… des Giorgio-Armani quoi, ajoute-t-il en riant.

Nous naviguons durant trois jours sur ces hauts plateaux désolés, entre lacs et pâtures, secoués par le vent, dans un paysage morose sous cette météo humide, pour rejoindre la capitale. 

Le mercredi 4 octobre Tbilissi nous ouvre ses portes. Nous avons atteint l’objectif de notre balade avec pas mal d’avance sur nos prévisions, malgré les nombreux détours décidés au fil du chemin. Cinq mois et demi de vadrouille, 9.250 km au compteur, 123.000 m de D+, et onze pays traversés. Heureux de cette vie libre, au jour le jour, faite de rencontres, de challenge physique et de grand air. Sans bobos, sans pépins, sans moment de découragement ou d’épuisement. En total accord avec nos envies, dans une belle harmonie et symbiose de couple. On est quand même un peu fiers de nous !

Nous partons à la découverte de la ville et de l’histoire de ce pays huit fois plus petit que la France et comptant moins de quatre millions d’habitants. Limitée par le grand Caucase au Nord, et le petit Caucase au Sud, la Géorgie est un couloir géographique entre la mer Noire et la mer Caspienne, le passage privilégié depuis la nuit des temps entre l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale. Autant dire que conquérants et envahisseurs de tout poil s’y sont donné rendez-vous. D’Alexandre le Grand aux Romains, des Perses aux Tsars russes, en passant par les Mongols et les Byzantins, les Géorgiens ont vu passer du monde et ont rarement présidés à leur destin. L’éphémère République Démocratique de Géorgie née en 1918 à l’issue de la 1ère guerre mondiale, succombera trois ans plus tard à l’invasion de l’Armée Rouge pour devenir la République Socialiste Soviétique de Géorgie. On connaît la suite : 70 ans de misère et de grisaille derrière le rideau de fer, l’indépendance en 1991, une période post-soviétique très troublée, jusqu’à la révolution des roses en 2003 et, enfin, l’accès à la démocratie. Il y a vingt ans seulement. Épuisée par cette histoire mouvementée la Géorgie reste convalescente et économiquement très faible.

Le centre historique de Tbilissi offre toutefois au visiteur l’image d’une ville qui vit avec son temps. Entre ses bains chauds soufrés historiques, ses maisons anciennes aux balcons de bois enchevêtrés, ses grands boulevards de l’époque des tsars, et ses constructions à la pointe de l’architecture actuelle, on y fait d’agréables balades. Les innombrables restaurants de la vieille ville proposent les fameux khinkalis, sorte de raviolis à la viande, au fromage ou aux champignons, emblème des spécialités variées de la cuisine géorgienne. Mais plus encore que la gastronomie, c’est le vin qui fait la fierté des Géorgiens. Les archéologues considèrent d’ailleurs qu’il est né ici. Nous apprenons ainsi que la méthode de vinification traditionnelle géorgienne est très différente de celle pratiquée chez nous (on pensait bêtement qu’il n’y avait qu’une seule façon de fabriquer du vin) : une fois pressé, le jus de raisin est versé avec les peaux, les rafles et les pépins dans une sorte d’énorme jarre (300 à 500 litres) en argile appelée « kvevri », qui est ensuite scellée et enfouie dans le sol pour laisser le mélange fermenter. Le vin peut y être conservé plusieurs années. Avec une grande variété et plus de 500 cépages, il est omniprésent sur les tables familiales ou dans les boutiques, et est bu abondamment lors de banquets qui durent des heures au rythme des toasts portés par le « tamada » (sorte de chef d’orchestre du gueuleton).

Bon, c’est bien beau d’être arrivés à Tbilissi début octobre, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

La Géorgie apparaît comme un cul de sac géopolitique. Pas moyen d’aller plus loin : au Nord, la Russie et les conflits récurrents dans les provinces frontalières séparatistes, à l’Est, l’Azerbaïdjan qui a fermé ses frontières terrestres durant la pandémie de Covid et ne les a pas rouvertes depuis, au Sud, l’Arménie qui est en proie à une catastrophe humanitaire consécutive à la guerre du Haut-Karabakh.

Nous pourrions rentrer directement à la maison pour serrer très vite dans nos bras familles et copains qui commencent à nous manquer sérieusement. Mais nous ne sommes ni lassés ni fatigués de notre balade, et l’envie de continuer à pédaler et à vivre sans toit ni murs ne nous lâche pas. Nous décidons donc de nous accorder un petit supplément de bon temps, en nous mettant tranquillement sur la route du retour par le sud de l’Europe. Ça sera donc un vol pour Athènes, puis la Grèce, l’Italie,… jusqu’où ? Rome ? Peut-être la frontière française? On verra bien en fonction de la météo et de la motivation.

Nous faisons donc demi-tour vers le soleil couchant et roulons sur Koutaïssi, à 250 km à l’Ouest de Tbilissi, où l’avion de la WizzAir et son tarif imbattable nous attend.

Sur notre route, Gori, la ville natale du plus célèbre des Géorgiens… le petit père des peuples,… Iossif Vissarionovitch Djougachvili,… : Joseph Staline évidemment ! Malgré les vives tensions qui règnent avec la Russie (le musée national de Tbilissi consacre d’ailleurs tout un étage à la période de « l’occupation russe » en précisant qu’elle se poursuit en Abkhazie et en Ossétie), Gori glorifie l’enfant du pays dans un musée surréaliste qui présente sous un angle totalement orienté, l’enfance, la vie et l’œuvre du dictateur implacable, en oubliant les déportations, les prisonniers politiques, les goulags, les millions et millions de morts. Invraisemblable !

Pour rejoindre Koutaïssi, nous parcourons une Géorgie rurale, moins pauvre et austère que celle des montagnes du sud. La plaine est un pays de cocagne. Vignes, vergers, noyers et amandiers nous accompagnent à perte de vue. Lorsque le relief s’élève les contreforts du Caucase nous offrent de charmantes petites routes déroulant forêts, points de vue et vallées profondes. Les villages restent toutefois décrêpis (mais propres), et nous peinons à trouver des lieux de convivialité : peu de terrasses, de places, …de gaité.

Nous en profitons pour décerner aux Géorgiens la palme des pires conducteurs rencontrés jusqu’ici (juste devant les croates). A bord de leurs guimbardes hors d’âge ou de leurs berlines allemandes dernier cri, ils ne connaissent tout simplement pas l’animal « cycliste », et n’en font donc aucun cas.

Une dernière soirée à Koutaïssi sous la pluie, un dernier khinkali pour la route, et nous allons mettre nos montures en boîte. Zura’s bike, que nous avons contacté il y a quelques jours, nous a promis de nous garder deux cartons de vélos mais ils ont été donnés « par erreur » à d’autre voyageurs. Il faut donc que nous en achetions, bla-bla-bla,… On a un peu le sentiment de se faire balader, mais ça n’est pas très grave finalement. Zura nous laisse tout de même occuper son magasin pour le démontage et l’emballage, nous propose son aide et ses outils, et nous conduit à l’aéroport.

Le 10 octobre, six mois pile après notre départ, nous nous envolons pour Athènes en espérant prolonger l’été tout au Sud de l’Europe.