Depuis le lac D’Ohrid, deux chemins se dessinent pour rejoindre Istanbul : la voie maritime par la Grèce via Thessalonique, ou la route continentale traversant la Macédoine et la Thrace (Bulgare et Turque). Nous optons pour la seconde option qui nous emmène vers des contrées dont ne nous savons à peu près rien.

La frontière depuis l’Albanie facilement franchie, nous entrons en Macédoine du Nord en longeant le lac d’Orhid. Il faut bien préciser « du Nord » tant le nom de ce petit pays a fait l’objet de dissensions avec son voisin Grec. Lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, la république de Macédoine devient indépendante, mais au nom de l’héritage du plus célèbre des Macédoniens, Alexandre le Grand, la Grèce refuse qu’elle s’approprie ce nom. Il a fallu attendre 2018 pour qu’un accord définitif intervienne entre les deux pays sur le nom de « Macédoine du Nord », ainsi que sur le symbole figurant sur le drapeau. Néanmoins, le sujet reste sensible.

C’est parti pour quelques jours d’immersion dans l’alphabet cyrillique qui complique singulièrement l’accès à la compréhension de base. Le pense-bête de guidon de Jérôme s’enrichît donc d’une transcription de ces H qui se prononcent N, ou encore de ces И qui sont des I. 

Par ailleurs coupons court à toute idée reçue : nous ne mangerons pas de macédoine en Macédoine. Il ne s’agit en aucun cas d’une spécialité culinaire locale, mais d’une appellation donnée par les cuisiniers d’Europe (du 18ème siècle) en référence au mélange ethnique constituant la population du pays. Voilà, ça c’est fait.

Le monastère de Saint-Naum, premier contact avec le pays, se présente sur notre route. A notre grande surprise, le magnifique parc de ce petit bijou byzantin posé au bord du lac d’Orhid a été converti en une belle plage herbeuse avec ses transats, ses parasols et ses vendeurs de glaces. En ce dimanche étouffant, nous nous joignons aux familles qui s’y pressent pour profiter de la fraîcheur de la baignade dans ”la mer” des Macédoniens, bleue et cristalline.

Toujours calé en horaires « canicule », nous nous attaquons dès l’aube au col qui mène au lac de Prespa via le parc national de Galičica. Passé ces derniers reliefs, la plaine de Pélagonie s’étend devant nous pour quelques jours de pédalage sans difficultés, qui auraient pu être reposants sans ces grosses chaleurs.

Les campagnes nous paraissent proprettes, les jardins soignés, et souvent fleuris de pétunias à l’envi. Ajouté aux premiers abords réservé et organisé des macédoniens, nous décidons de les baptiser « suisses des Balkans » !

En ligne de mire : Bitola. La grande ville du sud, et deuxième du pays, offre un visage étonnement moderne et occidental en regard des campagnes traversées jusqu’ici. Il faut dire que l’ancienne Monastir fut l’une des cités les plus importantes de l’empire Ottoman en Europe. A partir de 1850 toutes les puissances européennes y ont ouvert des consulats, ce qui lui vaut le surnom de « ville des consuls », témoignage de l’importante activité diplomatique qui s’y déroulait alors. Il reste de ce passé glorieux un riche patrimoine ottoman ainsi qu’un ensemble urbain de la Belle Époque. Petit clin d’œil à la France, l’hôtel Épinal (les deux villes sont jumelées) trône au beau milieu du centre.

Avant de quitter la ville, nous rendons visite aux plus de 13.000 poilus tombés sur le front d’orient de la première guerre mondiale, sous le drapeau tricolore, et dont les sépultures sont rassemblées au cimetière militaire français. Un mémorial poignant honore de façon très humaine et personnelle la mémoire de ces hommes, bretons, auvergnats, mais aussi, sénégalais, algériens, annamites, ou malgaches, qui sont morts loin de chez eux.

La plaine écrasée de soleil nous mène à Prilep où nous trouvons refuge dès midi dans une chambre climatisée. La fin de la journée sera consacrée à une jolie balade au monastère de Treskavec dans le soleil couchant. Plus que le bâtiment, c’est sa situation plantée sur un rocher de granit à 1.400m, dominant les alentours, qui en fait la beauté.

Dans les restaurants de la ville, les influences grecques apparaissent : café frappé, souvlakis et dolmas à la carte. Il existe ici un réel décalage entre le coût de la vie constaté (très bas), et celui que l’on se figure au travers de nos prismes habituels : aménagement des espaces, variété dans l’approvisionnement des magasins, agencement des commerces,… Ainsi nous mangeons royalement, ou nous logeons confortablement, pour presque rien pour des prestations pourtant comparables (voire meilleures) aux derniers pays que nous avons visités.

Encore deux journées de vélo et la traversée du sud de ce petit état s’achève au long de la rivière Vardar. Ce soir à Udovo, par une température qui ne veut pas redescendre sous les 26 degrés, Lucio, patron d’une entreprise du village au physique de tueur à gages, nous propose son bureau climatisé (avec douche) pour passer une nuit réparatrice. Comble de générosité il revient plus tard les bras chargés de raisin fraîchement cueilli et de bouteilles de raki maison pour améliorer notre dîner ! (Pour ceux qui se demandent ce que sont devenues les bouteilles : nous les avons laissées dans le bureau en partant au petit matin, avec un mot de remerciement expliquant que nous ne buvions pas d’alcool ; un demi mensonge à l’échelle de notre couple 😉)

À la frontière bulgare nous remettons le pied dans l’Union Européenne. Téléphone/4G en illimité et supermarchés Lidl, on est comme à la maison ! Mais ça s’arrête là. Ici on paye toujours en Lev (lion en Bulgare), l’Euro n’entrera en scène qu’en 2025 si tout va bien, et nous constatons un approvisionnement des magasins de villages moins variés qu’en Macédoine pour un coût de la vie bien supérieur. C’est aussi le changement d’heure tant attendu. Nous nous libérons enfin du fuseau horaire de Paris pour décaler le réveil d’une heure, et gagner des soirées plus longues. 

Bon, on vous refait le coup de la macédoine avec le yaourt bulgare ? Eh bien, cette fois, il semble bien que les recherches et la découverte de la bactérie à l’origine de la fermentation du lait aient été menées sur des yaourts provenant de Bulgarie. Ça aussi, c’est fait !

Les reliefs du Pirin et des Rhodopes, qui bordent le sud du pays, se dressent devant nous avec leurs lots de pentes et de cols ardus. Heureuse découverte, l’eau potable coule à flots dans ces montagnes couvertes de forêts, et les Bulgares ont aménagé chaque source avec un bac, une table et le plus souvent un abri avec barbecue. On en trouve parfois deux ou trois en dix kilomètres. Autant d’occasions de faire redescendre la température en détrempant cheich et casquette, et de reconstituer nos réserves d’eau fraîche. 

En arpentant ces forêts immenses, nous croisons pour la première fois des familles de bohémiens (gitans ?, roms ?, tsiganes ?). Ils voyagent en charrettes attelées à des chevaux faméliques dans le dénuement le plus total, et semblent surgir tout droit du passé. Où vont-ils ?

Nous profitons de ces reliefs pour adopter une nouvelle stratégie anti-chaleur pour le soir et la nuit : dormir haut. Nous nous souviendrons de ces délicieuses soirées au col de Popovi Livadi, et sur les rives du lac de Dospat où, par 20 degrés, nous avons failli enfiler une polaire.

Notre route en termine avec les Rhodopes par une traversée vers le Nord via les splendides gorges de la Bistritza, pour faire halte à Velingrad. C’est la grande station thermale du pays avec plus de quatre-vingt sources aux vertus curatives diverses. On nous explique qu’elles soignent pêle-mêle : les maladies respiratoires, les affections des reins ou du foie, mais également la stérilité féminine ou des maladies neurologiques… ?!? Bonne surprise, Vasco, notre hôte du réseau Warmshower, nous y attend dans sa propre piscine thermale en plein air. Une affaire familiale qu’il tient avec sa maman. Nous sommes invités à y planter la tente et à profiter des lieux pour un bel après-midi de farniente sur les transats. 

Nous redescendons finalement des montagnes pour entrer dans la Thrace, qui s’étend maintenant jusqu’à Istanbul, et plonger dans la fournaise de Plovdiv. Vivement que cette vague de chaleur reflue ! Mais ne nous plaignons pas trop, nos copains allemands ont été contraints, côté Grec, de prendre le train pour éviter les incendies toujours hors de contrôle.

La découverte de Plovdiv, nous met une nouvelle fois face à notre totale ignorance du versant Est de notre continent. La deuxième ville du pays, dont ne nous connaissions pas même le nom, a été capitale européenne de la culture en 2019. Sa place centrale est une vraie machine à remonter, ou plutôt à aplatir, le temps. On peut y embrasser d’un même regard les vestiges du forum romain, les maisons ottomanes de la vieille ville, le centre urbain du XIXème siècle inspiré par les grandes villes d’Europe Centrale, les bâtiments massifs de la poste et du siège du parti, souvenirs de l’époque communiste, et le premier Mac Donald’s de la Bulgarie démocratique.

Vieille de 6 à 8000 ans, antérieure à Athènes et contemporaine de Troie, Plovdiv est l’une plus vieille ville d’Europe toujours habitée. Nous y ferons des visites somptueuses. Du théâtre romain en plein cœur de la ville qui accueille des opéras ou des concerts sous les étoiles, aux fastueuses maisons ottomanes des riches marchands de l’époque. Le soir, toute la ville se presse dans le quartier de Kapana qui fourmille de bars tendances et de restaurants fameux, dans une ambiance qui donne envie de s’attabler. Pour résumer, Plovdiv, ville séduisante, nous aura offert une belle journée de repos, et nous semble une parfaite destination a découvrir !

La traversée de la Thrace pour rejoindre Istanbul pose un dilemme au voyageur à vélo. Il est tentant de se laisser maintenant glisser dans la plaine par la route directe, mais au prix de plusieurs centaines de kilomètres à parcourir dans le trafic des routes nationales. Très peu pour nous ! Nous remettons donc le cap sur les reliefs du Sud, les Rhodopes orientales cette fois, à la recherche de quiétude.

Les paysages de moyenne montagne aux vues lointaines, les petites routes perdues aux confins de la Bulgarie, de la Grèce, et de la Turquie, les cigognes qui y font leurs nids par dizaines, récompensent notre choix. Ce détour a, en outre, le bon goût de passer par Perperikon. Les ruines de la cité antique où Alexandre le Grand aurait reçu l’oracle lui annonçant qu’il deviendrait le maître du monde, trônent sur leur promontoire. On peut encore y discerner l’acropole, le temple, une citerne, et les rues creusée dans la roche tendre du massif. La visite de ce site grandiose peu aménagé et quasiment désert dans le soleil du soir laisse un beau sentiment d’éternité.

Un peu plus loin, au village de Perperek, alors que nous cherchons toujours un endroit pour dormir, on nous propose de passer la nuit dans la mosquée. Proposition acceptée de bon cœur. Il faudra juste compter avec un sommeil interrompu par les appels à la prière du muezzin (enregistrés sur un smartphone : tout fout le camp!).

Encore quelques coups de pédales, un rapide passage en Grèce, et nous entrons en Turquie par la porte de service pour atteindre Edirne avec la satisfaction d’avoir quasiment évité les grands axes.

Notre terrain de jeu des deux mois à venir se dévoile. C’est un autre monde, fait de mosquées, de bazars, de thé, de tapis. L’Orient commence ici pour de bon, même si les attaches de la Turquie européenne avec le monde de Balkans restent fortes. Mustapha et Esra sont nos premiers hôtes dans leur guesthouse fraîchement ouverte et décorée avec goût. Ils nous prouvent dès ce soir que le sens de l’hospitalité turc n’est pas un vain mot, en nous invitant spontanément à partager leur dîner.

Nous faisons ensuite route pour Lüleburgaz, une petite agglomération de « seulement » 140.000 habitants qui semble avoir poussé comme un champignon, mais dans un urbanisme néanmoins maîtrisé et organisé.

La municipalité y a mis en place d’ambitieux programmes sociaux-culturels à destination de ses habitants. Parmi ceux-ci : la « bike academy ». En plein centre ville on peut venir avec son propre vélo ou en emprunter un gratuitement sur place, pour apprendre à circuler sur deux roues, faire des tours de piste à fond entre copains, ou s’aguerrir sur divers obstacles, pendant que les parents boivent un coup à la cafétéria. Pour pousser le concept encore plus loin, la bike academy accueille gratuitement les voyageurs en leur offrant douche, cuisine, dortoir, et tout ce qu’il faut pour réviser sa monture. On rêve ? Les habitants se sont appropriés le site qui ne désemplit pas en ce soir d’été dans une ambiance familiale paisible. Pas un mot plus haut que l’autre, pas de bagarres, pas de troubles fêtes, dans cet équipement ouvert sur la ville et totalement gratuit : nous restons sans voix. 

La mer Noire n’est qu’à quelques tours de roues. Nous prévoyons donc d’aller nous y tremper avant de devenir stambouliotes pour quelques jours. Direction Kiyiköy, petite station balnéaire réputée pour les locaux.

Dans ces villages peu fréquentés par les étrangers les turcs sont incorrigibles. Le thé nous est offert dès que nous mettons pied à terre, et il est parfois suivi d’une récolte de tomates, concombres ou poivrons qui emplissent nos sacoches. Nous passons une journée sans payer ni pour boire, ni pour manger !

Il faudra maintenant s’affranchir des reliefs qui gardent l’accès au rivage, couverts d’un immense massif forestier né du micro climat maritime. Des hauts, des bas, des plis, indéfiniment, à perte de vue. On croirait rouler sur le dos d’un Shar Pei ou sur un tapis froissé, au milieu des arbres, sans jamais voir la mer pourtant toute proche. Un peu démoralisant. Kiyiköy se présente enfin avec ses falaises blanche et sa mer Noire d’un bleu profond. La beauté du site est malheureusement entachée par les déchets et autres détritus abandonnés un peu partout. Nous ne viendrons pas passer nos prochaines vacances ici ! Mais l’eau reste claire et propre. Nous plongeons donc avec délice dans les vagues de l’extrême Europe.

Sortis de ces routes forestières au profil extravagant, il nous reste une étape délicate pour rejoindre le centre de la tentaculaire Istanbul et ses 16 millions d’habitants. D’après les renseignements glanés depuis plusieurs semaines, il n’existe aucun bon itinéraire pour y entrer à vélo. Seulement des moins pires que d’autres. Pour l’approcher, nous devons emprunter 40 km de route qui n’a de nationale que le nom. On la rangerait plutôt dans la catégorie autoroute avec ses 2×3 voies séparées par un terre-plein central.

Nous décollons à 6h pour éviter le trafic. Une bande d’arrêt d’urgence confortable de trois mètres de large fera office de piste cyclable (c’est autorisé). Matin frais, soleil levant, trafic très faible, nous filons comme le vent. Contre toute attente, cette première heure est parfaite, voire grisante. A l’approche de l’aéroport le trafic qui se densifie et les nombreuses bretelles à franchir font monter le niveau de stress, mais nous n’avons plus que dix kilomètres à tenir. 7h30, c’est la sortie pour le centre ville qui n’est plus qu’à…. 40 km. Ouf ! Nous empruntons ensuite les chemins détournés d’un itinéraire soigneusement concocté par Cécé qui a passé au crible tout ce qui existe sur le web concernant l’arrivée à Istanbul sur deux roues.

Nous terminons par un pédalage idyllique sur des quais du Bosphore avec, en prime, un arrêt baignade impromptu. Un dernier rush dans les bouchons de l’hypercentre à jouer au plus malin avec les taxis et les motos, et nous voici devant Sainte-Sophie pour la photo finish de cette première partie de voyage.

Mercredi 2 août, heureux et en pleine forme, avec 5.700 km et plus de 80.000 m de dénivelé positif au compteur, nous avons déjà hâte de passer en Asie pour le tome II de notre balade. 

Macédoine et Thrace, le far Est de l’Europe (Pogradec – Istanbul), du 16/07 au 02/08/2023,
1.240 km – 14.600m D+