Nous avions tous deux le souvenir d’une capitale polluée et congestionnée par la circulation, mais Athènes a fait sa mue aujourd’hui comme toutes les grandes villes européennes. Cette journée de flânerie tranquille, hors saison, dans les petites rues du centre et jusqu’à l’Acropole nous ravit et nous ramène agréablement à la maison. On y retrouve en un clin d’œil notre culture, nos codes, notre identité européenne.

Nous avons prévu de traverser la Grèce en mode express pour être à l’heure au rendez-vous fixé à Rome à la fin du mois avec nos copains Stéphane et Véronique. Il est important d’être ponctuel lorsque l’on à rendez-vous avec un Suisse, allemand de surcroît !

Cinq cents kilomètres à peine nous séparent du port d’Igoumenitsa où nous embarquerons pour l’Italie, et notre vœux d’un été qui joue les prolongations est exaucé. Le doux soleil d’octobre nous chauffe délicieusement alors que nous quittons Athènes par l’île de Salamine, puis sautons en quelques coups de pédales de la mer Egée à la mer Ionienne par l’isthme de Corinthe.

Cette bande de terre d’à peine six kilomètres arrime le Péloponnèse au continent et bien avant qu’un canal ne l’en détache à la fin du XIXème siècle, les romains transbordaient déjà les bateaux d’un côté à l’autre sur des berceaux-chariots. Le canal impressionne par sa hauteur, son étroitesse et ses parois verticales creusées dans la roche dure, mais ne sert plus aujourd’hui qu’à faire passer quelques bateaux de plaisance.

Nous suivons l’EuroVelo 8 qui musarde le long de la rive nord du Péloponnèse jusqu’à la côte Ionienne, pour nous remonter ensuite quasiment à la frontière albanaise. On y rencontre de nouveau quelques congénères cyclotouristes qui se délectent comme nous de l’arrière-saison.

Au raz de l’eau ou en balcon, la route côtière offre un pédalage facile et fait défiler en panoramique les bleus intenses de la Méditerranée. L’eau a conservé sa température estivale, les plages nous appartiennent, et les campings nous laissent l’embarras du choix pour nous installer. Quelle chance de profiter des beautés de la Grèce au mois d’octobre. C’est l’été, mais en mieux.

Au seuil du ferry qui nous transportera vers le pays de Da Vinci et de Michelangelo, nos compteurs kilométriques arborent fièrement un cinquième chiffres : 10.000 km ! Photo souvenir, de nuit, au milieu des camions qui embarquent : un magnifique arrière-plan.

Dix mille kilomètres, c’est l’occasion de faire un petit point sur la mécanique, qui n’intéressera sans doute que les passionnés, les geeks, et autres mabouls du vélo (Les autres peuvent sauter directement au paragraphe suivant).

Aucune casse ou avarie majeure à déplorer jusqu’ici. Nos vélos Cyclo-Randonnée de 2012, qui totalisaient déjà 25.000 km lors de notre départ, chargés comme des baudets, malmenés par les pistes caillouteuses, restent donc à toute épreuve jusqu’ici. Il faut dire que Jérôme veille avec amour sur nos fidèles montures qui sont la condition, et même l’essence de notre voyage. Ce sont eux qui nous confèrent la liberté incomparable de parcourir des milliers de kilomètres sans planifier quoi que ce soit, sans dépendre d’un horaire ou d’une disponibilité de train, de bus, d’hébergement. Eux qui nous permettent d’aborder les gens humblement en nous débarrassant du costume du touriste fortuné, eux les déclencheurs de nos rencontres, de nos discussions, de nos repas et soirées partagés. Eux qui promènent nos corps et nos esprits à la juste vitesse pour découvrir et graver dans nos mémoires, les paysages, les odeurs, les climats, les reliefs, les langues, l’architecture,… Mais on s’égare. Revenons donc à la mécanique :

  • les pneus : ils tiennent le choc, mais commencent à montrer une belle usure. Après un échange avant/arrière à 6.000 km, il faudra les remplacer d’ici 1.000 ou 2.000 km. 3 crevaisons seulement à nous deux : vive les Schwalbe !
  • les freins : remplacement des patins avants (2 fois), arrières (1 fois) ;
  • les chaînes et cassettes : changées à Istanbul. Elles avaient environ 10.000 km : nettoyées et lubrifiées régulièrement, elles ont eu une longue vie ;
  • les roulements de pédalier : remplacés préventivement sur le vélo de Céline. Ils commençaient à prendre du jeu ;
  • Et le reste : une tête de rayon cassée, la vis de tension de la selle Brooks de Jérôme cassée (on a découvert à cette occasion que c’était assez courant), la vérification régulière du serrages des vis (en particulier celles des portes bagages). On croise les doigts pour terminer notre balade sans déboires.

Le ferry de la Grimaldi Lines mériterait un bon coup de neuf. Moquettes usées, boiseries vieillies, cabines fatiguées, on a l’impression d’avoir payé cher pour un mauvais hôtel 2* dans une sous-préfecture oubliée (on vous laisse choisir le département pour ne froisser personne). Il nous emmène cependant sans encombre en une nuit sur la rive d’en face à la découverte du talon de la botte : les Pouilles.

Les Pouilles, vues de nos guidons, sont un défilé étourdissant d’églises et de palais baroques, de centres historiques élégants et joliment préservés, de villages blancs agrippés à leurs collines, enfilés comme des perles sur une minuscule route sinuant au milieu des oliviers. La série débute en beauté avec Lecce, la « Florence du Sud », et son style baroque incomparable.

On découvre ensuite Ostuni, Locorotondo, la vallée d’Itria et ses trulli qui explosent en feu d’artifice à Alberobello, pour finir par l’admirable Matera troglodyte. Un vrai réjouissement pour les yeux. Nos papilles ne sont pas en reste devant les pastoccioti (sorte de madeleine friable remplie de crème pâtissière), les puccia (petits pains ronds servis en sandwichs chauds), et autres pizze et focaccias. Giuseppe, notre hôte de Gioia del Colle, nous emmènera même dîner dans un de ces bouchers-restaurants traditionnels, où l’on choisit sa viande dans la boutique avant de la déguster dans la pièce d’à côté.

Notre route suit globalement l’EuroVelo 5, qui relie Canterbury à Brindisi en suivant l’itinéraire historique de la via Francigena. Pèlerins et marchands du nord de l’Europe l’empruntaient jadis pour rejoindre Rome, et poursuivaient parfois leur chemin le long de la via Appia pour atteindre les ports des Pouilles avant d’embarquer pour la Terre Sainte.

Le parcours superbement tracé évite soigneusement les grands axes, et nous permet souvent de rouler de front, dans le silence, sur des routes ou des pistes désertées par la circulation. On se souviendra longtemps par exemple de cette piste en balcon qui, passé Fiuggi, descend dans la vallée sur une ancienne voie ferrée. Merci monsieur EuroVelo de nous préparer ces itinéraires longue distance qui permettent de voyager le nez au vent et le sourire aux lèvres.

Le soleil reste vaillant dans ce mois d’octobre qui avance et ne cède que rarement le terrain aux nuages et à la pluie. Une météo clémente, même si nous essuyons quelques averses orageuses mémorables, qui nous autorise à rouler en short et t-shirt, et à camper facilement. Mais les journées qui raccourcissent drastiquement nous invitent à regarder nos montres tôt dans l’après-midi pour commencer à chercher nos spots de bivouac. D’autant que les campings sont désormais tous fermés. Cécé est devenue ceinture noire dans l’art du dénichage de ces coins propices au camping sauvage : discrets, plats, herbeux si possible, propres on apprécie, avec un point d’eau c’est encore mieux,… A partir des cartes, des photos satellites, et surtout, en se fiant son flair elle enchaîne une belle série de trouvailles pour rallier Rome : sous des grands arbres sur un tapis de feuilles mortes à Palazzo San Gervasio, au pied d’une chapelle à Accadia, sur un camp de scouts à 300 m de l’abbaye de Monte Cassino (avec toilettes et douche chaude), sur un terrain de sport au bord du Lago di Canterno (avec toilettes et douche, froide cette fois-ci, on ne peut pas gagner à tous les coups). Et le meilleur, profitant de la nuit précoce, sur une plage privée avec douche en plein air au bord du Lago Albano. Un emplacement hyper touristique où il aurait été impensable de camper un mois plus tôt.

Nous l’avions peu pratiqué durant ce voyage jusqu’en Turquie du fait de la présence de nombreux campings, mais le bivouac renforce la sensation de liberté que procure déjà grandement le voyage à vélo. Le sentiment d’emprunter un chemin parallèle, en marge, de devenir invisibles. Au-delà du bonheur de cette vie à coucher dehors, renaissent alors des sensations brutes et des petites angoisses : le contact glacé de l’eau de la douche, la pluie inattendue, la nuit qui tombe tôt, la crainte d’être délogés, les bruits non-identifiés, le vent qui souffle trop fort ce soir,… des émotions primitives, annihilées par le confort et la chaleur de nos maisons, que nous prenons plaisir à éprouver.

Le joli village de Castel Gandolfo, qui abrite la résidence d’été des papes et l’observatoire astronomique du Vatican, trône sur l’arrête occidentale du cratère qui forme le lac d’Albano. La visite du palais papal est assez décevante (peut-être parce que l’histoire pontificale ne nous intéresse pas beaucoup), mais le panorama vaut le coup d’œil. C’est de là que nous nous laissons glisser sur les derniers kilomètres qui nous séparent de la Ville Eternelle.

Encore des vignes, toujours des oliviers, et voici la via Appia Antiqua qui reliait déjà Rome au sud du pays au IIIème siècle avant JC. Il est assez émouvant de fouler de nos pneus les moellons chaotiques de cette route deux fois millénaire qui porte encore les traces d’usure des roues des chariots. Les dalles historiques, difficilement praticables à vélo tant elles sont irrégulières, ont heureusement été remplacées sur la plupart des sections par des pavés. C’est sous beau un ciel bleu, dans le décor splendide de cette voie romaine tirée au cordeau et bordée de pins parasols, que nous parcourons les quinze derniers kilomètres pour rejoindre le Colisée.

Lundi 30 octobre, 13h06, nous retrouvons Véronique et Stéphane avec joie, mais avec six minutes de retard sur l’horaire fixé. Le Suisse nous pardonnera néanmoins ce manquement grave à la ponctualité, eu égard à notre mode de locomotion.

Les revoir, passer cinq jours avec eux à arpenter la très belle et très touristique capitale italienne, c’est retrouver des têtes connues et aimées pour la première fois depuis des mois, c’est parler en français autrement qu’entre nous, c’est déjà raconter nos expériences et nos ressentis de ce voyage. C’est le hors d’œuvre appétissant du festin de retrouvailles qui nous attend dans quelques semaines.