C’était en mars 2020, nous rêvions depuis longtemps de découvrir la Toscane à vélo. Tout était prêt, billets de train pour Florence dans la poche, et patatras, le Covid ! Cette remontée de l’Italie aujourd’hui nous permet donc de réparer cette occasion manquée, et de faire un pied de nez au mauvais sort.

Une dernière bise aux copains, et nous voici de nouveau en selle pour reprendre le fil de la via Francigena vers le nord. Nous quittons la région du Lazio par les lacs volcaniques de Bracciano et de Bolsena. Leurs eaux moutonnent sous les coups de boutoir des vents violents qui traînent dans le sillage de la tempête Ciaran. Le ciel agité s’épanche sur nos épaules de temps à autres en giboulées aussi intenses que soudaines. Mais quelles lumières !

Alternant petites routes et pistes non revêtues (aujourd’hui on dit gravel roads), nous naviguons dans les collines parées d’oliviers et d’immenses vergers de noisetiers qui rappellent que le Nutella a été inventé en Italie. Après la seconde guerre mondiale la pénurie de cacao avait conduit Pietro Ferrero à imaginer une pâte à base de noisettes et de sucre, agrémentée d’une petite touche du précieux cacao. On connaît la suite…

Puis les reliefs s’accentuent, le sol devient plus calcaire, des allées de cyprès interminables mènent aux fermes perchées, les vignes montent à l’assaut des pentes : nous sommes en Toscane. Un parcours sportif dans des pentes abruptes, souvent sur pistes, dans des paysages mêlant douceur et beauté, traversant des villages superbes : tout ce que nous aimons est réuni dans ces quelques journées de vélo idéales.

Et Sienne se profile au loin. La ville de briques et de tuiles ocre-rouge paraît être née des mains d’un potier qui l’aurait modelée à même son promontoire. Nous arpentons ses ruelles médiévales, admirons la façade extraordinaire du duomo et nous éblouissons de sa décoration intérieure, avant de découvrir avec ravissement la Piazza del Campo. Pavée de briques, en forme de coquille Saint-Jacques et cernée de magnifiques façades, elle est unique et saisissante. C’est ici que se déroule deux fois par an le célèbre palio. La course de chevaux a cru où (presque) tous les coups sont permis, oppose en trois tours et deux minutes à peine, les jockeys des différents quartiers (contrade) de la ville. Le vainqueur est le cheval qui franchit la ligne en première position, avec ou sans cavalier, mais avec ses ornements de tête intacts. Bien au-delà de ces quelques dizaines de secondes de galop, la préparation du palio, l’appartenance aux contrades, leur vie et organisation sociale, leurs symboles, fait battre le cœur de la ville tout au long de l’année.

Sienne derrière nous, la riche vallée du chianti nous offre une nouvelle journée toscane parfaite sous son magnifique soleil automnal jusqu’à Florence. Moins touristique que Rome à cette époque, le berceau de la Renaissance nous laisse découvrir ses trésors en douceur. Que de sujets d’émerveillement en si peu de kilomètres ! Décidément l’Italie nous gâte pour cette fin de voyage.

Nous rejoignons ensuite la côte après Lucca, et visons Gênes en passant par les cinque terre. Nous restons une nouvelle fois ébahis devant les décors de carte postale qui défilent depuis la route en balcon désertée en cette mi-novembre. Minuscules villages colorés, accrochés à leurs falaises entre ciel et mer, devant le bleu de la méditerranée : quelle délicatesse !

Malgré le beau temps qui perdure, la nuit nous cueille maintenant dès 17h30 et rend le camping sauvage de moins en moins agréable dans notre petite tente. Nous apprécions donc de retrouver de chaleureux Warmshowers qui nous accueillent « comme à la maison ». Ce soir à Gênes Marco, directeur d’école à la retraite, et Norma, professeur de philosophie, nous hébergent dans leur incroyable appartement avec terrasse qui domine la ville (il paraît que par beau temps, on voit la Corse). Demain nous dormirons chez Francesca, jeune photographe-camera(wo)man, à Cairo Montenotte, et après-demain chez Gabriele, triathlète et propriétaire d’un magasin de chaussures de running, à Cuneo. Tous enrichissent notre collection de belles rencontres, de discussions amicales, d’échanges, pour de longues soirées à la lumière et au chaud.

Nous aspirions à franchir une dernière fois les Alpes pour renter à la maison. Nous avons scruté la météo, vacillé devant ses incertitudes, épluché les fermetures hivernales des routes, et finalement tranché à Gênes : toutes les conditions semblent réunies pour passer le col de Larche (colle della Magdalena côté italien), et ses quasi 2000 m.

En quittant Cuneo sous un ciel d’azur et cinq degrés à peine, nous remontons la vallée de la Stura qui mène tranquillement vers les cimes. Mais la grimpette ne démarre véritablement qu’à Vinadio. Il reste alors 32 km et 1100 m de D+ : presque un faux-plat. Nous nous répétons souvent que nous avons eu beaucoup de chance durant tout ce périple. Pas de maladie, pas de douleurs, peu de mauvaises conditions météo, pas de mauvaises rencontres, pas de casse mécanique. Mais aujourd’hui, cette chance confine à l’insolence. Une ascension, merveilleuse, dans des conditions inouïes, qui conclut notre périple en un feu d’artifice de ciel bleu, de sommets blancs, d’air immobile et transparent, et de forêts rousses. Fin du voyage et paysages sublimes, au panneau « France » une vague d’émotion et d’euphorie mêlées déferle. Elle se diffuse en nous comme une source chaude pendant des kilomètres qui resteront parmi les plus magiques de notre balade, alors que nous descendons la vallée de l’Ubaye jusqu’à Barcelonnette.

Ce soir, encore sous l’emprise de la dopamine, nous décidons d’achever notre « Cap à l’Est…et retour” sur ces belles images. Nous prendrons le train de nuit à Gap pour remonter dans la grisaille qui sévit plus au nord.

La dernière journée sera à la hauteur des circonstances avec sa descente dans un froid bleu hivernal vers le lac de Serre-Ponçon par les gorges de l’Ubaye, sa flânerie dans les montagnes qui bordent le sud du massif des Ecrins, et son ultime pique-nique au soleil.

Nous débarquons au soir chez Lucie et Manu. Eux non plus n’ont pas oublié cette rencontre d’il y a sept ans sur la carretera austral au Chili, lorsque Céline avait reconnu en ce cycliste casqué et barbu, un copain de Pau qu’elle n’avait pas vu depuis plus de vingt ans. Malgré le bébé qui vient tout juste de débarquer dans la famille, et la fatigue qui va avec, ils nous accueillent avec gentillesse et simplicité. Dernière journée de vélo, derniers Warmshowers, derniers moments de partages désintéressés avec des quasi-inconnus,… on rentre.

On rentre heureux de ces 222 jours passés sur les routes, heureux de ces 14 pays traversés, heureux de ces 11.850 km et 152.000 m de D+ parcourus, heureux de ces rencontres par dizaines, heureux de cette jolie fin, heureux à l’idée serrer les nôtres dans nos bras.