Vendredi 2 juin, après un dernier gibanica (sorte de millefeuille à base de pommes, de graines de pavot, de cottage cheese et de noix) que Jérôme déguste avec émotion tant il lui rappelle les pâtisseries du mercredi après-midi chez sa grand-mère hongroise, nous disons au revoir à Ljubljana comme à une nouvelle amie à qui l’on promet déjà une prochaine visite.

Une curiosité nous interpelle alors que nous traversons la ”Trg francoske revolucije” (place de la révolution française) : un monument au soldat inconnu portant une inscription en français à la gloire de la Grande Armée. L’occasion pour nous (et pour vous ?) d’apprendre que les Slovènes, à l’instar des autres habitants des « provinces Illyriennes » dont Ljubljana était la capitale, ont vécu sous la loi française après la victoire de Napoléon sur l’Autriche à Wagram. Il les a alors libérés de diverses oppressions dont ils faisaient l’objet, notamment en rétablissant l’usage de leur langue. Malgré sa brièveté (de 1809 à 1813), la domination française a également laissé des traces durable dans les institutions du pays. C’est sans doute une exception dans les conquêtes napoléoniennes, mais le petit caporal ne semble pas perçu ici comme l’ogre sanguinaire qui le caricaturait.

Nous visons la côte pour profiter de la douceur de l’Adriatique avant le déferlement de la saison touristique. Moins de challenges cyclistes à l’horizon, mais pour gagner la mer, il faudra tout de même s’acquitter du rempart des Alpes dinariques et de ses pistes caillouteuses et pentues.

La chaîne de montagne qui s’étend de la Slovénie à l’Albanie forme une véritable barrière climatique face à la Méditerranée. Côté terre, des forêts infinies, domaine des ours (medved en slovène, littéralement : mangeur de miel) que nous espérions croiser (ou pas), et un régime continental où il neige régulièrement à des altitudes modestes.

Le sol criblé de trous, cavités et autres galeries, fruit du travail de l’érosion du calcaire de cette région karstique fait le bonheur des spéléologues. Ici, pas (ou peu) d’eau en surface. Les torrents, rivières et lacs coulent en sous-sol et ne se laissent admirer qu’à leurs résurgences. Ainsi le lac intermittent de Cerknika se remplit par son fond de calcaire « gruyère » pour passer de quelques mares (dolines) en été, à près de 40 km2 en période pluvieuse.

Nous enjambons notre cinquième ”non-frontière” à Prezid pour entrer en Croatie. Pas de douaniers, pas de formalités, seuls les vestiges décrépis du poste de contrôle. Les semaines et kilomètres s’accumulant nous prenons la mesure de la vastitude de l’espace de liberté de déplacement sans contraintes dont nous disposons en tant qu’européens. Nous l’échangeons volontiers contre la petite frustration de ne pas voir nos passeports ornés d’un nouveau timbre insolite !

Pendant quelques jours nous jouons au chat et à la souris avec la pluie qui nous nargue. La montagne du Velebit a beau s’ébrouer en violents orages, gronder de colère, convoquer la foudre, elle ne parvient pas à se défaire de la perturbation qui s’agrippe à ses sommets comme l’avare à sa cassette.

La dépression rageuse nous incite à adapter nos plans, en passant une journée de pluie ininterrompue bien au sec dans le petit village d’Oltari (l’avantage de ne pas être pressés, et un bon pretexte pour une petite séance de 1/8ème de finale de Roland Garros), et à contourner prudemment le massif du Velebit dont nous comptions aller tutoyer les hauteurs.

Sur notre route, le petit village de Smiljan rend hommage à son enfant devenu l’un des inventeurs les plus célèbre au monde depuis qu’un constructeur de voitures électriques ambitieux et illuminé lui a emprunté son patronyme. Vous l’avez ? Il s’agit de Никола Тесла, ou plutôt Nikola Tesla.

Après une ultime douche à Gospić et Rivzan, les derniers contreforts passés, les cumulonimbus abandonnent la partie. Nous roulons en balcon et au soleil le long de la côte dalmate. D’innombrables îles filiformes parallèles au rivage se profilent. En observant une carte à grande échelle, on croirait ce littoral lacéré sur des dizaines de kilomètres par les griffes d’un titan pour laisser s’y engouffrer la mer.

Durant une semaine nous nous auto-prescrivons une cure de bien-être à base de : soleil radieux, bains de mer matin, midi et soir, étapes à faibles dénivelées, limonades fraîchement pressées, et poissons ou fruits de mer à volonté.

Le décalage des horaires solaires avec la France se ressent plus nettement désormais. A plus de 1.000 km à l’Est de Paris, et toujours dans le même fuseau horaire, l’astre du jour est ici du genre couche-tôt pour un mois de juin, avec une extinction des feux vers 21h30. Il faudra attendre la Bulgarie pour remettre les pendules à l’heure.

L’odeur sucrée des genêts en fleurs, les lauriers de rose ou de rouge parés, les vignes, les figuiers, et les oliviers accompagnent notre balade côtière émaillée de splendides criques à baignade et de perles qui ont rayonnées sur la Méditerranée depuis l’Empire Romain jusqu’à la Sérénissime République de Venise.

Zadar, ses fortifications, ses ruelles, ses églises, tête de pont naturelle sur l’Adriatique abritée derrière ses îles, marque le début d’une série de visites ravissantes. Suivront Šibenik, Trogir et Split.

On regrettera simplement que les liaisons entre ces spots superbes soient quelquefois décevantes pour des voyageurs à vélo, car trop marquées par les stigmates du tourisme : trafic dense, publicités hideuses omniprésentes, constructions désordonnées, campings occupant la moindre parcelle le long de la côte.

Heureusement l’Eurovélo 8 (route de la Méditerranée reliant Cadix à Athènes) nous déniche des alternatives judicieuses à chaque fois que possible pour retrouver un peu de nature et de tranquillité, comme la traversée sur l’île d’Ugljan, au prix c’est vrai, de pentes souvent raides et de pistes parfois malaisées.

Après une dernière section depuis Trogir à oublier (30 km de côte à l’urbanisation continue, anarchique, et hétérogène), nous redécouvrons Split, sa vieille ville et le palais de l’empereur Dioclétien (IVème siecle) avec plaisir.

Depuis notre dernière visite, elle semble être devenue une destination jeune et fêtarde. On y vient aussi pour voir ”en vrai” certains décors de Games of Thrones, avec un musée dédié ! Il y règne une atmosphère gaie et internationale, à peine trop peuplée en ce début de mois de juin. Mais attention, le syndrome « Barcelone » n’est peut-être pas loin.

Pour notre plus grand bonheur, la ville propose également de très jolis coins à baignade à deux pas du centre.

Mardi 13 juin, après un petit déjeuner sur le port, nous poursuivons notre chemin. Un ultime bain d’eau salée à Omis, et nous tournons le dos à la mer pour nous engouffrer dans le canyon de la Cetina, vers notre dernière nuit croate dans un petit camping de montagne accueillant au pied du parc du Biokovo.

Demain nous émigrerons hors de notre espace européen, délaisserons nos frontières et notre monnaie communes, pour lever le voile sur la Bosnie et Herzégovine.